Les éclats

Tout a été dit sur Portrait of an Artist (Pool with Two Figures), et pourtant n’est-ce pas le propre d’une œuvre que d’être ressaisi au gré des époques et de questionnements sans cesse renouvelés ? Au gré d’autres œuvres aussi, avec lesquelles un dialogue se dessine parfois.

Shlesinger dépeint par Hockney se tient à rebord ; mais aussi en survol, voire en surplomb. L’artiste est dépeint dans sa pose hésitante ; dans son écart. L’immersion empêchée fût l’objet du précédent article ; je m’attacherai ici, avec le dernier roman de Bret Easton Ellis, au nageur solitaire.

La lecture des Eclats a déposé sur la toile une nouvelle pellicule. Le roman plonge le lecteur à Los Angeles en 1981 dans une autofiction nostalgique où le cynisme habituel d’Easton Ellis fait, par intermittences, place à une surprenante douceur. Une douloureuse tendresse.

Bret, narrateur de dix-sept ans passe sa dernière année au lycée privé de Buckley. Avec Thom, Susan et Debbie, sa petite amie, il vit les crépuscules de son adolescence et une entrée mouvementée dans l’âge adulte. Une entrée marquée par la drogue, l’alcool, les divers opiacés, la conduite périlleuse, les expériences sexuelles aventureuses. Il narre l’année d’une jeunesse dorée désinvolte tâtant les limites mentales, légales, et sentimentales avec l’effronterie de leur âge et les irrémédiables angoisses qui s’y accolent.

La musique rythme la narration, de David Bowie à Peter Gabriel, d’Elvis Costello à Talking Heads. Les diverses séances de cinéma, des Charriots de Feu à The Shining ne manquent pas de nous pénétrer d’une étrange nostalgie pour une époque et un monde révolus. Autre décennie, autre langue, autre culture, autre continent. On est pourtant saisi par l’expérience d’un dessaisissement. Une dépossession marquant cet âge mouvementé où la recherche véhémente de repères se fait aux instants même où tout vole en éclats. Des éclats non cristallisés miroitant une myriade de possibles, excitants et vertigineux.

David Hockney apparaît dans une ellipse drôle où Bret se retrouve à siroter un cocktail, en attendant au Trumps, un bar gay friendly de West-Hollywood. Hockney est décrit non pour son art, mais pour son air « intrigué et songeur » à la vue de ce jeune en uniforme de lycée privé. Le producteur attendu par le narrateur se trouve être le père de sa petite amie. Il fera planer l’offre d’une place dans l’industrie cinématographique en échange de relations physiques. Malgré les alertes, Bret décide, en conscience, de plonger.

La proie cherche à instrumentaliser son prédateur, et ce jeune, au cœur d’une tension sexuelle qui le dépasse, s’immerge dans un monde où réalités et rêves érotiques coexistent sans jamais coïncider. Lui-même fantasme sur des acteurs pornos, des stars de cinéma, Mel Gibson ou Mark Lee, ou des camarades hétéros virils tous aussi inabordables. Un jeu de faux-fuyant et de cache-cache sentimental s’instaure. La frontière entre désirs et réalités est poreuse et floue. Chacun est tour à tour objet et sujet d’un désir qui ne cesse d’agripper des présences fuyantes.

Le goût acide des dialogues dans ce groupe de lycéens populaires au centre de la cour n’empêche pas les secrets, les non-dits, les mensonges. La transparence aspirée, fait place à de multiples obstacles qui s’épaississent au fil des pages dans le récit d’une fortification pétrifiante où chacun est renvoyé à ses propres murs. On communique l’essentiel pas toujours par des mots, mais par des références vestimentaires, par signaux référentiels et surtout, par musiques interposées.

Le drame faisant basculer le récit est la mort soudaine de son ex-amant secret Matt Kellner. Sa disparition est le passage critique à de froides prises de conscience. La disparition fait enfin apparaître avec clarté à quel point l’être lui était cher, à quel point en dehors de leurs ébats sexuels décrits avec une minutie brutale, la personne derrière le corps comptait. L’occultation meurtrière fait apparaître l’objet disparu comme objet d’un amour jamais conscientisé auparavant. Autre réalisation, celle d’une indifférence générale à l’égard de l’être disparu. Non un déni ou un refus de voir, mais un banal détachement. L’être aimé était indifférent au monde.

Cet évènement introduira dans le récit la proximité d’un serial-killer semblant en vouloir au narrateur et aux siens. Un assassin étrange faisant couler dans les eaux glaciales de l’angoisse tout ce qui environne Bret, jusqu’à le plonger jour après jour dans un délire paranoïaque.

Le thriller s’installe, avec ses références au destin macabre de Polanski et à l’esthétique de ses films et d’autres fictions des années 1970. Mais cet aspect un peu kitsch du roman est paradoxalement la respiration quasi-comique d’un récit qui est celui d’une cernante et frigorifiante solitude. Bret tente de sauver les siens des griffes macabres d’une entité mystérieuse cherchant à tous les annihiler. Entité gore rappelant Charles Manson, signant la fin du rêve hippie. Le meurtrier est cette entité destinale signant la fin d’une jeunesse éprise d’attaches, la fin d’une chaleur encore possible par intermittences, la fin des liens aussi profonds qu’irréalisés entre Bret et les siens.

Easton Ellis l’écrivain tortionnaire, et Bret sa victime semblent se succéder dans une danse curieuse et solitaire qui éloignera toute personne aux alentours. Chaque chapitre, chaque phrase s’imbrique dans la pose des carrelages d’une parois isolante. Sa nage énergique est sans éclaboussures, signe d’une lente et certaine submersion. Cette eau sirupeuse et reflétante, ses distorsions, ses zébrures, sa transparence trompeuse forment l’essence d’une création qui altère et sépare.

L’homosexualité bridée des personnages, le reaganisme triomphant, les country-clubs privés interdits aux noirs et aux juifs, l’absence parentale, le luxe s’égouttant à la face d’un personnel discrètement omniprésent, le quant à soi d’un milieu décadent : tous ces éléments possiblement politisables restent secondaires. Le cœur du roman est ailleurs ; dans la dissection au scalpel de liens évanouis. La littérature échappe à la polluante sphère politique pour confronter le lecteur à sa sphère intime, une sphère existentielle.

Dans Portrait of an artist, le nageur est seul, tout comme l’artiste en surplomb. Ils partagent une scène mêlant deux solitudes. Qui peut s’étonner de la volonté d’Easton Ellis, dès son premier roman Moins que zéro, de voir en couverture du livre cette toile de David Hockney. Il y pressentait un destin. Les décennies se sont écoulées et cette peinture est toujours là, quelque part dans sa conscience. Les deux personnages y incarnent ce qui hante l’écrivain quinquagénaire. S’il a magistralement redonné vie à ses proches dans ce roman virtuose, c’est pour mieux encore regretter leur éloignement. On sent dans chaque page qu’il réalise sur le tard à quel point il aimait et était aimé de ces personnes pétrifiées en personnages sous sa plume.

La rencontre était difficile dès cette période ; une froideur involontaire, une distance émanait de Bret, malgré lui. L’écrivain naissant mettait à l’écart ce qu’il tentait de décrire et de recomposer. Mais à l’image de ces corps meurtris agrafés aux animaux torturés des victimes du roman, la recomposition suit la mise à mort et les corps sont désormais inertes, aussi éclatants soient-ils. Certes la mémoire, la mise en récit leur redonne un élan, mais la vie véritable, la vie spontanée n’est capturable que pour une recréation monstrueuse.

On sent que l’écrivain s’emmure dans un isolement qu’il a bâti. Si cette condition est aggravée par l’acte de l’écriture, on se demande si cela n’est pas, tout simplement, l’un des jalons de la condition humaine. La malédiction semble être la matière même de cette fiction. La volontaire solitude de l’artiste y tournoie avec l’esseulement regretté.

Les personnages se croisent, se trouvent mais ne se retrouvent pas. La proximité physique n’y peut rien. Plonger n’était pas si vital, c’est plonger avec qui comptait. La rencontre s’avère impossible. Hockney, et à sa suite Easton Ellis, témoignent avec une cruelle et poétique crudité de ce fait : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ; on ne plonge jamais à deux dans la même piscine.

Ygaël Attali